Proulx (Benoît)
Un article de la Mémoire du Québec (2022).
- Féminicide :
En 1982, France Alain partage l'appartement 405 avec son frère Bertrand dans un immeuble situé au 2185, rue Chapdeleine, sur le campus de l'Université Laval.
Lors de la dernière semaine d'octobre 1982, France Alain, 23 ans, et son frère Bertrand Alain avaient passé la fin de semaine chez leurs parents à Montmagny.
Le lundi 25 octobre 1982,
Vers 13 h 15, Bertrand Alain quitte l'appartement pour se rendre au Conservatoire d'arts dramatiques, où il doit passer son premier examen.
Vers 19 h 30, Bertrand Alain revient à l'appartement. France Alain sort de chez-elle et s'éloigne seule en sortant par la porte arrière de l'immeuble, puis remonte la rue Belmont jusqu'au chemin Sainte-Foy ; peu après, au milieu du stationnement, elle croise Alain Hamelin, un ami étudiant et les deux se saluent. Hamelin se souviendra plus tard qu'elle portait son sac-à-main. La nuit était noire. La rencontre fut brève car la jeune femme se rendait au dépanneur pour y acheter des victuailles ; elle continua sa route sans plus. Un peu plus loin, France croisa son frère Bertrand Alain qui, avec une amie, rentrait à pied car il y avait grève du transport en commun à Québec.
À l'intersection du chemin Sainte-Foy et de la rue Myrand, se trouvait la station de radio CHRC où travaillait Benoît Proulx, un animateur avec lequel France Alain était sortie à quelques reprises. La station CHRC se trouvait à quelques centaine de pieds du dépanneur.
Se sentant trop âgé pour France, Proulx avait récemment rompu sa relation avec l'étudiante.
À sa sortie du dépanneur avec un sac de provisions dans les bras, France redescend la rue Belmont en direction de la rue Chapdelaine, mais, plutôt que de prendre le chemin le plus court, cest-à-dire rentrer par la porte arrière de son immeuble, elle poursuit son chemin jusqu'à l'intersection de Belmont et Chapdelaine ;
À 19 h 40, deux étudiantes, Monique Boulanger et Christiane Perron, passent sur la rue Chapdelaine et l'une d'elles trébuche sur un corps étendu dans l'herbe en bordure du trottoir. Croyant qu'il s'agissait d'un enfant, Christiane va dans l'immeuble voisin pour chercher de l'aide. Monique demeure avec le corps pour tenter de lui parler ; c'était le corps de France Alain ; mais celle-ci ne pouvait que gémir de douleur. Une ambulance vient chercher France Alain et la conduit à l'hôpital où la jeune femme expire ; elle avait reçu une décharge de fusil de calibre .12.
Le coroner n'a pu blâmer personne à la suite de son enquête sur le décès de France, mais, en 1986, un témoin surprise arriva à convaincre un jury en déclarant avoir reconnu Proulx seulement quelques années plus tard.
Un jury reconnaîtra plus tard Benoît Proulx coupable du meurtre de France Alain.
En 1986, le substitut du procureur général du Québec détermine qu'il n'y a pas suffisamment de motifs et qu'il n'existe aucune preuve d'identification fiable ; et il clôt la poursuite.
L'avocat criminaliste Lawrence Corriveau réussit à faire libérer Proulx.
Le 20 août 1992, Proulx intente une poursuite en dommage et intérêts pour action diffamatoire au terme de laquelle la Cour ordonne au Gouvernement du Québec de payer à Proulx la somme de 2,35 millions $. Le dossier soumis à la cour d'appel révèle que
1) l'intimée a engagé la poursuite
2) la poursuite a mené à l'acquittement de l'appelant ;
3) le substitut du procureur général n'avait aucun motif raisonnable et probable sur lequel fonder les accusations contre l'appelant et
4) la poursuite était motivée par un but illégitime.
Aucune autre enquête n'a été ouverte pour permettre d'identifier une personne coupable du meurtre de Madame France Alain.
Arrêt de la Cour d'appel : Le pourvoi est accueilli (4 juges sur 7).
Le juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major et Binnie .
Les juges L'Heureux-Dubé, Gonthier et Bastarache sont dissidents.
Décision majoritaire de la Cour d'appel :
Les poursuivants jouissent d'un vaste pouvoir discrétionnaire et d'un grand pouvoir décisionnel dans l'exercice de leurs fonctions et les tribunaux doivent se montrer très réticents à mettre en doute rétrospectivement la sagesse des décisions du poursuivant lorsqu'ils évaluent la responsabilité du ministère public pour la conduite répréhensible du poursuivant. Le ministère du Procureur général et les substituts du procureur général ne sont toutefois pas au-dessus de la loi et il s'agit de l'un des cas exceptionnels où il faut lever l'immunité du ministère public contre une action fondée sur la conduite répréhensible du poursuivant. L'arrêt Nelles énonce quatre conditions à établir selon la prépondérance des probabilités dans une action en dommages et intérêts fondée sur la conduite répréhensible du poursuivant et ces conditions sont remplies en l'espèce. Le dossier révèle que :
(1) l'intimé a engagé la poursuite ;
(2) la poursuite a mené à l'acquittement de l'appelant ;
(3) le substitut du procureur général n'avait aucun motif raisonnable et probable sur lequel fonder les accusations portées contre l'appelant ; et
(4) la poursuite était motivée par un but illégitime.
Il est clair que le poursuivant ne doit pas être convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé avant de porter des accusations contre lui, mais il doit y avoir suffisamment d'éléments de preuve pour qu'il soit raisonnable de croire qu'une déclaration de culpabilité pourrait être obtenue régulièrement. En l'espèce, lorsqu'il a autorisé l'inculpation de l'appelant pour meurtre au premier degré en 1991, le substitut du procureur général aurait manifestement dû savoir que la preuve n'aurait pas pu entraîner régulièrement une déclaration de culpabilité. En particulier, l'identification de l'appelant par témoin oculaire, qui était le motif principal pour rouvrir l'enquête et poursuivre l'appelant, était manifestement inadéquate et l'enregistrement clandestin de la conversation entre l'appelant et le père de la victime était vraisemblablement inadmissible en preuve. Même si cette conversation avait été admissible, elle n'avait aucune valeur probante. Les accusations portées contre l'appelant s'appuyaient sur de simples soupçons et hypothèses et n'étaient pas fondées sur des motifs raisonnables et probables. Cela ne suffit pas en soi à fonder la poursuite engagée par l'appelant.
Une action pour poursuites abusives exige des éléments de preuve révélant un effort délibéré de la part du ministère public pour abuser de son propre rôle ou de le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale. En droit civil québécois, un tel comportement est inclus dans la notion de « faute intentionnelle ». L'élément clé de la poursuite abusive est la malveillance, mais la notion de malveillance dans ce contexte inclut la conduite du poursuivant qui est motivée par un « but illégitime ». En l'espèce, le but illégitime découle du mélange entre une affaire d'intérêt privé (la défense à une action en libelle diffamatoire) et une affaire d'intérêt public (la poursuite). C'est la conclusion qu'a tirée le juge de première instance et la Cour d'appel n'avait aucun motif valable pour la modifier.
La décision de faire appel aux services du policier à la retraite dans le dossier rouvert par la poursuite, malgré sa qualité de défendeur dans l'action en libelle diffamatoire très médiatisée dans laquelle l'appelant réclamait un million de dollars, constitue un élément de preuve supplémentaire de malveillance, en ce sens que le substitut du procureur général ne s'est apparemment pas soucié de mélanger irrégulièrement une affaire d'intérêt public avec une affaire d'intérêt privé.
Le substitut a mis ses pouvoirs au service de la stratégie de la défense dans l'action en libelle diffamatoire et s'est ainsi compromis par la façon dont le policier à la retraite a apparemment manipulé la preuve et par les irrégularités qui se sont produites au cours du processus d'enquête après sa réouverture. Il y a eu mépris flagrant des droits de l'appelant, alimenté par des motifs totalement irréguliers. Bien que l'arrêt Nelles ait établi un cadre large à l'intérieur duquel les poursuivants agissant de bonne foi jouissent d'une immunité malgré de mauvaises décisions, les motifs ambigus du substitut l'ont fait sortir de ce cadre et constituent de la malveillance.
Féminicide :
En 1982, Madame France Alain partage l'appartement 405 avec son frère Bertrand dans un immeuble situé au 2185, rue Chapdeleine, sur le campus de l'Université Laval.
Lors de la dernière semaine d'octobre 1982, France Alain, 23 ans, et son frère avaient passé la fin de semaine chez leurs parents à Montmagny.
Le lundi 25 octobre 1982,
Vers 13 h 15, Bertrand Alain quitte l'appartement pour se rendre au Conservatoire d'arts dramatiques, où il doit passer son premier examen.
Vers 19 h 30, Bertrand Alain revient à l'appartement. France Alain sort de chez-elle et s'éloigne seule en sortant par la porte arrière de l'immeuble, puis remonte la rue Belmont jusqu'au chemin Sainte-Foy ; peu après, au milieu du stationnement, elle croise Alain Hamelin, un ami étudiant et les deux se saluent. Hamelin se souviendra plus tard qu'elle portait son sac-à-main. La nuit était noire. La rencontre fut brève car la jeune femme se rendait au dépanneur pour y acheter des victuailles ; elle continua sa route sans plus. Un peu plus loin, France croisa son frère Bertrand Alain qui, avec une amie, rentrait à pied car il y avait grève du transport en commun à Québec.
À l'intersection du chemin Sainte-Foy et de la rue Myrand, se trouvait la station de radio CHRC où travaillait Benoît Proulx, un animateur avec lequel France Alain était sortie à quelques reprises. La station CHRC se trouvait à quelques centaine de pieds du dépanneur.
Se sentant trop âgé pour France, Proulx avait récemment rompu sa relation avec l'étudiante.
À sa sortie du dépanneur avec un sac de provisions dans les bras, France redescend la rue Belmont en direction de la rue Chapdelaine, mais, plutôt que de prendre le chemin le plus court, cest-à-dire rentrer par la porte arrière de son immeuble, elle poursuit son chemin jusqu'à l'intersection de Belmont et Chapdelaine ;
À 19 h 40, deux étudiantes, Monique Boulanger et Christiane Perron, passent sur la rue Chapdelaine et l'une d'elles trébuche sur un corps étendu dans l'herbe en bordure du trottoir. Croyant qu'il s'agissait d'un enfant, Christiane va dans l'immeuble voisin pour chercher de l'aide. Monique demeure avec le corps pour tenter de lui parler ; c'était le corps de France Alain ; mais celle-ci ne pouvait que gémir de douleur. Une ambulance vient chercher France Alain et la conduit à l'hôpital où la jeune femme expire ; elle avait reçu une décharge de fusil de calibre .12.
Le coroner n'a pu blâmer personne à la suite de son enquête sur le décès de France, mais, en 1986, un témoin surprise arriva à convaincre un jury en déclarant avoir reconnu Proulx seulement quelques années plus tard.
Un jury reconnaît ensuite Benoît Proulx coupable du meurtre de France Alain.
En 1986, le substitut du procureur général du Québec détermine qu'il n'y a pas suffisamment de motifs et qu'il n'existe aucune preuve d'identification fiable ; et il clôt la poursuite.
L'avocat criminaliste Lawrence Corriveau réussit à faire libérer Proulx.
Le 20 août 1992, Proulx intente une poursuite en dommage et intérêts pour action diffamatoire au terme de laquelle la Cour ordonne au Gouvernement du Québec de payer à Proulx la somme de 2,35 millions $. Le dossier soumis à la cour d'appel révèle que
1) l'intimée a engagé la poursuite
2) la poursuite a mené à l'acquittement de l'appelant ;
3) le substitut du procureur général n'avait aucun motif raisonnable et probable sur lequel fonder les accusations contre l'appelant et
4) la poursuite était motivée par un but illégitime.
Aucune autre enquête n'a été ouverte pour permettre d'identifier une personne coupable du meurtre de Madame France Alain.
Arrêt: Le pourvoi est accueilli (4 juges sur 7).
Le juge en chef McLachlin et les juges Iacobucci, Major et Binnie .
Les juges L'Heureux-Dubé, Gonthier et Bastarache sont dissidents.
Décision majoritaire de la Cour d'appel :
Les poursuivants jouissent d'un vaste pouvoir discrétionnaire et d'un grand pouvoir décisionnel dans l'exercice de leurs fonctions et les tribunaux doivent se montrer très réticents à mettre en doute rétrospectivement la sagesse des décisions du poursuivant lorsqu'ils évaluent la responsabilité du ministère public pour la conduite répréhensible du poursuivant. Le ministère du Procureur général et les substituts du procureur général ne sont toutefois pas au-dessus de la loi et il s'agit de l'un des cas exceptionnels où il faut lever l'immunité du ministère public contre une action fondée sur la conduite répréhensible du poursuivant. L'arrêt Nelles énonce quatre conditions à établir selon la prépondérance des probabilités dans une action en dommages et intérêts fondée sur la conduite répréhensible du poursuivant et ces conditions sont remplies en l'espèce. Le dossier révèle que :
(1) l'intimé a engagé la poursuite ;
(2) la poursuite a mené à l'acquittement de l'appelant ;
(3) le substitut du procureur général n'avait aucun motif raisonnable et probable sur lequel fonder les accusations portées contre l'appelant ; et
(4) la poursuite était motivée par un but illégitime.
Il est clair que le poursuivant ne doit pas être convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé avant de porter des accusations contre lui, mais il doit y avoir suffisamment d'éléments de preuve pour qu'il soit raisonnable de croire qu'une déclaration de culpabilité pourrait être obtenue régulièrement. En l'espèce, lorsqu'il a autorisé l'inculpation de l'appelant pour meurtre au premier degré en 1991, le substitut du procureur général aurait manifestement dû savoir que la preuve n'aurait pas pu entraîner régulièrement une déclaration de culpabilité. En particulier, l'identification de l'appelant par témoin oculaire, qui était le motif principal pour rouvrir l'enquête et poursuivre l'appelant, était manifestement inadéquate et l'enregistrement clandestin de la conversation entre l'appelant et le père de la victime était vraisemblablement inadmissible en preuve. Même si cette conversation avait été admissible, elle n'avait aucune valeur probante. Les accusations portées contre l'appelant s'appuyaient sur de simples soupçons et hypothèses et n'étaient pas fondées sur des motifs raisonnables et probables. Cela ne suffit pas en soi à fonder la poursuite engagée par l'appelant.
Une action pour poursuites abusives exige des éléments de preuve révélant un effort délibéré de la part du ministère public pour abuser de son propre rôle ou de le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale. En droit civil québécois, un tel comportement est inclus dans la notion de « faute intentionnelle ». L'élément clé de la poursuite abusive est la malveillance, mais la notion de malveillance dans ce contexte inclut la conduite du poursuivant qui est motivée par un « but illégitime ». En l'espèce, le but illégitime découle du mélange entre une affaire d'intérêt privé (la défense à une action en libelle diffamatoire) et une affaire d'intérêt public (la poursuite). C'est la conclusion qu'a tirée le juge de première instance et la Cour d'appel n'avait aucun motif valable pour la modifier.
La décision de faire appel aux services du policier à la retraite dans le dossier rouvert par la poursuite, malgré sa qualité de défendeur dans l'action en libelle diffamatoire très médiatisée dans laquelle l'appelant réclamait un million de dollars, constitue un élément de preuve supplémentaire de malveillance, en ce sens que le substitut du procureur général ne s'est apparemment pas soucié de mélanger irrégulièrement une affaire d'intérêt public avec une affaire d'intérêt privé.
Le substitut a mis ses pouvoirs au service de la stratégie de la défense dans l'action en libelle diffamatoire et s'est ainsi compromis par la façon dont le policier à la retraite a apparemment manipulé la preuve et par les irrégularités qui se sont produites au cours du processus d'enquête après sa réouverture. Il y a eu mépris flagrant des droits de l'appelant, alimenté par des motifs totalement irréguliers. Bien que l'arrêt Nelles ait établi un cadre large à l'intérieur duquel les poursuivants agissant de bonne foi jouissent d'une immunité malgré de mauvaises décisions, les motifs ambigus du substitut l'ont fait sortir de ce cadre et constituent de la malveillance.